Un texte inédit d'Alexandre Vialatte sur le public du Stade Foyen
Il y a bien longtemps, j'ai reçu l'écrivain Alexandre Vialatte. Il me remercia pour mon accueil en m'envoyant cette "Chronique du Public de Mourennes". Ce fut sa 899ème et dernière chronique. Le journal La Montagne les publiait régulièrement, sauf celle-ci, restée inédite.
Elle a sa place dans ce blog du Centenaire.
Est-elle d'actualité ? Nos lecteurs le décideront, en pensant à cette phrase restée fameuse d'Alexandre Vialatte lui-même : "Sauf erreur, je ne me trompe jamais".
Dans le texte de Vialatte, je me suis permis de remplacer "Mourennes" par "Mézières".
Le public de Mourennes, à l'époque où Vialatte écrivit ce texte
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Chronique du public de Mézières
Parcours inattendu d’un ballon ovale - sérénité de Pissarro - Bonté du public - vanité des critiques - prostate du beau-père - valeur éminente des critiques - ciel de Mézières - grandeur consécutive d’Allah.
Le ciel est gris, les nouvelles sont mauvaises ; avril va et vient, les jours sont mous. Parlons du Stade Foyen pour nous distraire un peu. Je croyais que ce sujet n’intéressait personne. Quelle erreur ! On n’imagine pas le nombre de fanatiques, d’esprits distingués, de connaisseurs et d’innocents qui se passionnent pour le parcours inattendu d’un ballon ovale. Un match de rugby est toujours le prétexte futile à l’expression de grandes choses. Quel meilleur cadre qu’un match disputé par le Stade Foyen pour les faire jaillir du plus profond de nos êtres ? La pelouse est verte. Des haies de peupliers frémissent, la colline ondule au loin et le soleil qui se met à briller en ferait un paysage de Pissaro, calme et serein, s‘il n‘y avait le public.
"Ah ! Public, toi sans qui chaque match ne serait que ce qu’il est", comme n’a pas dit Edmond Rostand ! On voit par là que le public donne du relief à la rencontre sportive ou la transforme en une galette de bouse qui sèche au soleil de la passion.
Le public est l’essentiel du match. Il a la faculté innée d’établir la valeur des joueurs et de l‘arbitre, de sentir les phases de jeu, de décider de leur opportunité et de prévoir leur aboutissement. Les capacités du public dépassent de beaucoup celles des joueurs ; il les exerce depuis le pourtour du terrain et depuis les gradins. C’est dans les tribunes que l’on conçoit la meilleure forme de jeu, et on le fait d’autant mieux qu’on est haut placé. L’Auvergnat le sait bien, pour avoir tellement médité sur l’état du monde, du haut de ses montagnes.
Le public est à la fois joueur, entraîneur, sélectionneur, arbitre et commentateur. Le public est bon dans chacun de ces domaines. Les joueurs se réjouissent et disent : « nous avons un bon public ». Ainsi, le public prodigue de bons conseils aux joueurs ; les bons conseils sont trop rarement appliqués et encore moins les jours de défaite. On en connaît les raisons : le vent ne porte guère les paroles du public vers le terrain de jeu, et les joueurs, concentrés sur la partie, n’entendent que ce qui se dit sur le terrain. Pourtant, le public n’est pas avare de paroles. Il les adapte à la rapidité du jeu en lançant volontiers des interjections. Elles lui permettent d’exprimer une émotion spontanée, colère, douleur et parfois, joie et admiration, et d’adresser aux joueurs de brefs messages salutaires de dénégation et d’ordre.
Le vent emporte ces critiques paternelles et joviales jusqu’aux lointains coteaux rieurs. Les joueurs n’en profitent pas et perdent la partie. Le public a le temps d'échanger de précieuses informations sur la taille de la vigne, l’achat de la maison et la prostate du beau-père : il a déjà fait le match pendant que son équipe jouait, et tellement mieux… Il le refera le lendemain, dans les discussions de ville, et encore le surlendemain et les jours suivants. Le vent ayant déjà emporté son aigreur vers les coteaux riants, il revivra le match avec attendrissement, le traitant comme un vin vieux : il faut le laisser décanter pour mieux l’apprécier.
Quand aux joueurs, ils boivent les appréciations du public jusqu’à la lie. Leurs entraîneurs ne le leur ont pas dit, mais ils l’ont compris depuis toujours : « ce que le public te reproche, cultive-le, c’est toi« . Là se passe le vrai contact entre les joueurs et leur public et tous en retirent une énergie gratifiante. Car le public admire et aime ses joueurs, même s'il ne sait pas toujours le leur dire. C'est l'étrange alchimie du rugby : il y a plus de choses entre le ciel et le stade de Mézières que dans toutes nos philosophies.
Et c’est ainsi qu’Allah est grand.
Alexandre Vialatte
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Le public de Mourennes vers 1922
Joueurs, entraîneurs et public à Mézières, aujourd'hui